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FEUILLETON DU TEMPS
DU 9 OCTOBRE


JOCASTE


I


— Quoi ! monsieur Longuemare, vous mettez des grenouilles dans vos poches ? Mais c’est dégoûtant !

— Rentré dans ma chambre, mademoiselle, j’en fixe une sur une planchette, et je lui découvre le mésentère, que j’excite au moyen de pinces très délicates.

— Mais c’est affreux ! Elle souffre, votre grenouille !

— Elle souffre peu en hiver et beaucoup en été. Si le mésentère est enflammé par suite d’une lésion antérieure, la douleur devient intense et le cœur cesse de battre.

— Et que vous sert de torturer ainsi de pauvres animaux ?

— À édifier ma théorie expérimentale de la douleur. Je prouverai que les stoïciens ne savent ce qu’ils disent et que Zénon était un imbécile. Vous ne connaissez pas Zénon, mademoiselle ? Ne le connaissez jamais. Il niait la sensation. Et tout n’est que sensation. Vous aurez des Stoïciens un aperçu exact et suffisant quand je vous aurai dit que c’étaient des fous sans gaieté qui méprisaient la douleur avec une affectation insipide. Si quelqu’un de ces barbacoles s’était trouvé sous mes pinces, dans la position de ma grenouille, il aurait vu si on supprime la douleur par un acte de la volonté. D’ailleurs il est extrêmement avantageux pour les animaux d’être doués de la faculté de souffrir.

— Vous plaisantez ! À quoi peut servir la douleur ?

— Elle est nécessaire, mademoiselle. C’est la sauvegarde des êtres. Si, par exemple, la flamme ne nous causait pas, dès la première atteinte, une excitation intolérable, nous nous rôtirions tous jusqu’aux os sans nous en apercevoir.