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saient bureaux, magasins, comptoirs de banques, sièges de sociétés ; et l’on creusait dans le sol toujours plus profondément des caves et des tunnels.

Quinze millions d’hommes travaillaient dans la ville géante, à la lumière des phares, qui jetaient leurs feux le jour comme la nuit. Nulle clarté du ciel ne perçait les fumées des usines dont la ville était ceinte ; mais on voyait parfois le disque rouge d’un soleil sans rayons glisser dans un firmament noir, sillonné de ponts de fer, d’où tombait une pluie éternelle de suie et d’escarbilles. C’était la plus industrielle de toutes les cités du monde et la plus riche. Son organisation semblait parfaite ; il n’y subsistait rien des anciennes formes aristocratiques ou démocratiques des sociétés ; tout y était subordonné aux intérêts des trusts. Il se forma dans ce milieu ce que les anthropologistes appellent le type du milliardaire. C’étaient des hommes à la fois énergiques et frêles, capables d’une grande puissance de combinaisons mentales, et qui fournissaient un long travail de bureau, mais dont la sensibilité subissait des troubles héréditaires qui croissaient avec l’âge.

Comme tous les vrais aristocrates, comme les patriciens de la Rome républicaine, comme les lords de la vieille Angleterre, ces hommes puissants affectaient une grande sévérité de mœurs.