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une très jeune femme qu’il employa impitoyablement à la confection de ses cartes et qui, après quelques années de mariage, lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avait soignée dans sa courte maladie ; elle veilla à ce que l’enfant ne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.

C’est de cette naissance et de cette mort que datent les relations de ma famille avec M. de Lessay. Comme je sortais alors de la première enfance, je m’obscurcis et m’épaissis ; je perdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne me causèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement de l’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenir des temps qui suivirent la naissance de Clémentine ; je sais seulement qu’à peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dont la pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grand silence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrent brusquement la maison.

Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon père m’envoya au lycée, mais j’eus bien de la peine à sortir de ma torpeur.

Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile