Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/194

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comptoir du marchand de vin, en guettant du coin de l’œil la pratique matinale.

Les bouquinistes déposent leurs boîtes sur le parapet. Ces braves marchands d’esprit, qui vivent sans cesse dehors, la blouse au vent, sont si bien travaillés par l’air, les pluies, les gelées, les neiges, les brouillards et le grand soleil, qu’ils finissent par ressembler aux vieilles statues des cathédrales. Ils sont tous mes amis et je ne passe guère devant leurs boîtes sans en tirer quelque bouquin qui me manquait jusque là, sans que j’en eusse le moindre soupçon.

À mon retour au logis, ce sont les cris de ma gouvernante, qui m’accuse de crever toutes mes poches et d’emplir la maison de vieux papiers qui attirent les rats. Thérèse est sage en cela, et c’est justement parce qu’elle est sage que je ne l’écoute pas ; car, malgré ma mine tranquille, j’ai toujours préféré la folie des passions à la sagesse de l’indifférence. Mais parce que mes passions ne sont point de celles qui éclatent, dévastent et tuent, le vulgaire ne les voit pas. Elles m’agitent pourtant, et il m’est arrivé plus d’une fois de perdre le sommeil pour quelques pages écrites par un moine oublié ou imprimées par un