Page:Anatole France - Le Crime de Sylvestre Bonnard, 1896.djvu/299

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oubliez que vous êtes tuteur. Vous l’êtes de ce matin et cette nouvelle fonction vous impose déjà des devoirs délicats. Vous devez, Bonnard, écarter habilement ce jeune homme, vous devez… Eh ! sais-je ce que je dois faire ?…

J’ai pris au hasard un livre sur la tablette la plus proche ; je l’ouvre et j’entre avec respect au milieu d’un drame de Sophocle. En vieillissant, je me prends d’amour pour les deux antiquités, et désormais les poètes de la Grèce et de l’Italie sont, dans la cité des livres, à la hauteur de mon bras.

Monsieur et mademoiselle daignent s’inquiéter de moi, maintenant que j’ai tout l’air de ne pas me soucier d’eux. Je crois, en vérité, que mademoiselle Jeanne me demande ce que je lis. Non ! certes, je ne vous le dirai pas. Ce que je lis, c’est ce chœur suave et lumineux qui déroule sa belle mélopée au milieu d’une action violente, le chœur des vieillards Thébains « Ἔρως ἀνίκατε… Invincible Amour, ô toi qui fonds sur les riches maisons, qui reposes sur les joues délicates de la jeune fille, qui passes les mers et visites les étables, aucun des immortels ne peut te fuir, ni aucun des hommes qui vivent peu de jours ; et qui te possède est en délire. » Et quand j’eus relu ce chant