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Le Sage de dégoût et le lassèrent du théâtre. Turcaret attaquait le vif de la société du temps. C’était la satire des financiers. Les successeurs des Montauron et des La Sablière tenaient le haut du pavé. Ils volaient partout, payaient tout et avaient tout.

Turcaret fut lu dans les salons. Mme de Bouillon, qui tenait bureau d’esprit, voulut l’entendre. Le Sage, retenu fort avant dans l’après-dîner au palais, par un procès qu’il avait perdu, arriva en retard chez la duchesse, qui le reçut d’un air froid, avec des mots aigres. « Madame, lui dit le bon Le Sage, je vous ai fait perdre deux heures, il est bien juste que je vous les fasse regagner. Je ne vous lirai point ma comédie. » Il mit son manuscrit dans sa poche et sortit sans qu’on pût le retenir.

L’année 1715 y vit la mort de Louis XIV et l’apparition de Gil Blas. Il était temps, et pour beaucoup de causes, que le vieux monarque descendît dans les caveaux de Saint-Denis. Ce seul livre de Gil Blas montre combien les mœurs avaient changé. C’est un livre vrai, simple, qui peint les hommes, les plus petits comme les plus grands. Et les plus grands s’y montrent tous petits. La littérature de pompe et d’apparat est morte comme le roi. Les masques sont tombés et tous les voiles. La société se montre nue, et déjà un Le Sage est là pour la peindre nue, non pas tout à fait celle-là, mais celle d’à-côté, la société espagnole, si pittoresque avec ses courtisanes, ses seigneurs magnifiquement gueux, ses mendiants armés d’escopettes sur les routes, ses cuistres de tous genres et ses inquisiteurs. Mais l’Espagne et la France se ressemblent