Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/194

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jeune sauvage adorait les récits extraordinaires, comme était celui-là, mais Mme du Deffand et de Tencin lui avaient donné des leçons de goût, et la pauvre enfant n’osait plus admirer ce qu’elle aimait. Le public fit comme elle : il lut le livre, mais se refusa, avec quelque raison, à ranger l’auteur parmi les bons écrivains.

Pendant que les Mémoires d’un homme de qualité, plus lus qu’approuvés et décriés par les moines de toute robe, faisaient leur chemin dans le monde, leur impétueux auteur, établi à la Haye, battait le pavé de brique des rues, au son des carillons, et suivait les quais qui bordent les canaux, l’œil en éveil, le nez au vent de la mer. Il fit par hasard la rencontre d’une jolie demoiselle qui se trouva être bien née, sage et spirituelle. Prévost devint amoureux : il le fût devenu à moins. Cette demoiselle était pauvre, et, bien qu’elle s’efforçât de cacher sa détresse à un étranger, il apprit qu’elle venait de perdre une partie de la modique pension dont elle vivait. Il est doux de faire du bien à ce qu’on aime. Il fit des offres en homme qui craint d’être refusé, avec tant d’honnêteté et de délicatesse qu’il ne fâcha point la jeune Hollandaise.

Elle n’osa pas affliger par un refus un homme généreux, pauvre comme elle. Mais comment ne pas aimer un bienfaiteur quand il est aimable ? Et Prévost l’était. Elle ne lui cacha pas ce qu’elle sentait pour lui, et lui dit, un jour, avec beaucoup de candeur : « Épousez-moi. » Étant de la religion réformée, elle trouvait la chose peu embarrassante et fort simple.