Page:Anatole France - Le Génie latin.djvu/226

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choses. Il avait choisi à l’avance la nuit où la lune l’éclairerait pour le retour. Mais parfois elle se voilait, le trahissait, et il était en danger de choir dans une ornière ou de se perdre dans les ténèbres. Il lui advint plusieurs fois d’être trempé jusqu’aux os.

Il n’avait jamais pris la vie bien gaiement ; il s’assombrissait. Le malheur de son frère Dutailly, qui s’était fait mettre à la Bastille pour une méchante affaire, le troubla complètement. Dutailly perdait dans son cachot le peu de raison qu’il avait. Saint-Pierre lui écrivit, pour l’éclairer, une lettre dans laquelle il lui parla de Xénophon et des Caduziens, du Nouveau-Monde, des fruits du calebassier et de Putiphar. Car l’histoire de Joseph lui tenait au cœur. Cette lettre formait un assez beau manuel de philosophie stoïcienne, et il est certain que si le pauvre fou s’en fût pénétré il eût égalé Epictète en vertu.

En ce temps, Saint-Pierre s’engoua de Jean-Jacques Rousseau, qui, pour vivre, copiait de la musique dans son pauvre logis de la rue de la Plâtrière. Ce fut une extraordinaire amitié. Ils se brouillaient à toute heure. Bernardin envoya du café à Jean-Jacques. Jean-Jacques lui écrivit : « Comme je ne suis point en état de faire des cadeaux, mon usage est, pour éviter la gêne des sociétés inégales, de ne point voir les gens qui m’en font ; vous êtes le maître de laisser chez moi ce café ou de l’envoyer reprendre ; mais dans le premier cas trouvez bon que je vous en remercie et que nous en restions là. » Bernardin avait trouvé son maître. Quand ils étaient raccommodés, ils se promenaient aux Prés-Saint-Gervais et sous le Mont-Valé-