Page:Anatole France - Le Livre de mon ami.djvu/159

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Mus se retourna une dernière fois vers ses compagnons d’armes et leur dit :

— Si vous n’observez pas mieux le silence, je vous infligerai une retenue générale. J’entre, pour la patrie, dans l’immortalité. Le gouffre m’attend. Je vais mourir pour le salut commun. Monsieur Fontanet, vous me copierez dix pages de rudiment. Ainsi l’a décidé, dans sa sagesse, Jupiter Capitolinus, l’éternel gardien de la Ville éternelle. Monsieur Nozière, si, comme il me semble, vous passez encore votre devoir à M. Fontanet pour qu’il le copie, selon son habitude, j’écrirai à monsieur votre père. Il est juste et nécessaire qu’un citoyen se dévoue pour le salut commun. Enviez-moi et ne me pleurez pas. Il est inepte de rire sans motif. Monsieur Nozière, vous serez consigné jeudi. Mon exemple vivra parmi vous. Messieurs, vos ricanements sont d’une inconvenance que je ne puis tolérer. J’informerai monsieur le proviseur de votre conduite. Et je verrai, du sein de l’Élysée, ouvert aux mânes des héros, les vierges de la République suspendre des guirlandes de fleurs au pied de mes images. »

» J’avais, en ce temps-là, une prodigieuse faculté de rire. Je l’exerçai tout entière sur les dernières paroles de Décius Mus, et, quand, après nous avoir donné le plus puissant motif de rire, Monsieur Chotard ajouta qu’il est inepte de rire sans motif, je me cachai la tête dans un dictionnaire et perdis le sentiment. Ceux qui n’ont pas été secoués à quinze ans par un fou rire sous une grêle de pensums ignorent une volupté.