Page:Anatole France - Le Livre de mon ami.djvu/220

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— Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme ? Elle eut son temps comme nous avons le nôtre. Ainsi va la vie.

— Vous concevez donc, mon âme, que ce qui a été puisse n’être plus ?

— Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami.

Et ces paroles, elle les prononce d’un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.

Ce refus passerait dans l’histoire romaine pour un beau trait de la vie d’un Titus, d’un Vespasien ou d’un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà ! À vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c’est, non pas pour veiller au salut de l’Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d’une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre.

Elle y plonge ; elle se tient d’une main au meuble, et, de l’autre, elle empoigne des bonnets, des brassières, des robes qu’elle jette, avec un grand effort, à ses pieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages.