Page:Anatole France - Le Lys rouge.djvu/324

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que je ne peux t’oublier qu’en toi. Je te vois sans cesse avec lui. C’est une torture. Je me croyais malheureux, la nuit, tu sais, sur la berge de l’Arno. Mais à ce moment je ne savais pas même ce que c’est que de souffrir. Aujourd’hui, je le sais. »

En achevant de lire cette lettre, Thérèse songea : « Une parole lancée au hasard l’a mis dans cet état. Un mot l’a jeté dans le désespoir et dans la folie. » Elle chercha quel pouvait être le misérable qui avait parlé d’elle de la sorte. Elle soupçonna deux ou trois jeunes gens que Le Ménil lui avait présentés autrefois en l’avertissant de se méfier d’eux. Et, avec une de ces colères blanches et froides qu’elle avait héritées de son père, elle se dit : « Je le saurai. » En attendant, que faire ? Son ami désespéré, fou, malade, elle ne pouvait courir à lui, l’embrasser, se jeter sur lui avec un tel abandon de la chair et de l’âme qu’il sentît qu’elle était à lui tout entière et qu’il fût forcé de croire en elle. Écrire ! Comme il eût mieux valu l’aller trouver, tomber muette sur son cœur, et, après, lui dire : « Ose croire encore que je ne suis pas toute à toi seul ! » Mais elle ne pouvait que lui écrire. Elle avait à peine commencé sa lettre quand elle entendit des voix et des rires dans le jardin. Déjà la princesse Seniavine se suspendait à l’échelle du mail.