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LES DIEUX ONT SOIF

Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par économie et par prudence.

— Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour moi ; mais, hélas ! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite ! Ce serait pour vous d’une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n’est pas fait pour sa gloire et n’est que l’effort d’une vertu purement naturelle. C’est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui ce que vous étiez porté à faire pour moi.

— Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne m’ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l’amour de vous : car, enfin, bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l’amour de l’humanité : car je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que l’humanité a des droits ; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que le sien, m’afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l’homme tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa propre infortune dans l’infortune d’autrui et en l’exci-