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LES DIEUX ONT SOIF

gouvernait la cité, l’empire, dictait ses décrets à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux de la loi qu’ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la Constitution, amis de l’ordre établi, même après les massacres du Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution, étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l’esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l’amour de la règle, l’art de dominer, une impériale sagesse.

Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu’un frémissement unanime et régulier, comme le feuillage de l’arbre de la Liberté qui s’élevait sur le seuil.

Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l’air froid, monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé, tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant, qu’il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par