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LES DIEUX ONT SOIF

tait leur malheureux état. Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal fauteuil reçut plus d’une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur, alors qu’une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait ses regards. À cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou irrités ; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu’il se représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer au bourreau ce corps désiré, c’est ce que, peut-être, on doit taire, mais qu’on ne peut nier, si l’on connaît les hommes. Évariste Gamelin, artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu’à l’antique, et la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût classique avait de telles sévérités qu’il trouvait rarement une femme à son gré ; il était insensible aux charmes d’un joli visage autant qu’à la couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n’avait jamais connu le désir que dans l’amour profond.