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LES DIEUX ONT SOIF

garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu’est-ce que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l’enfer ? L’humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez l’original, vous gardez la copie !

— Oh ! citoyen ! s’écria Gamelin, n’avez-vous pas honte de tenir ce langage ? Et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par l’ignorance et la peur avec l’Auteur de la nature ? La croyance en un Dieu bon est nécessaire à la morale. L’Être suprême est la source de toutes les vertus, et l’on n’est pas républicain si l’on ne croit en Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d’avoir disposé les Français à la servitude en leur enseignant l’athéisme… J’espère, du moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion si sage.

— J’ai l’amour de la raison, je n’en ai pas le fanatisme, répondit Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire ; quand vous en aurez fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes.

Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi qu’il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron d’Hol-