Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/16

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ce peuple semble avoir la vocation du socialisme ; il porte en lui, pour ainsi dire, la révolution à l’état latent[1]. A-t-il jusqu’ici fermé son âme à des doctrines souvent d’accord avec les instincts du moujik, c’est, en grande partie, qu’il a un frein invisible, plus puissant que toute l’autorité de la police et le génie de la bureaucratie, la foi religieuse. Sans cette foi, la Russie serait déjà, de tous les États des deux mondes, le plus révolutionnaire et le plus bouleversé.

S’étonne-t-on que l’esprit révolutionnaire, sous sa forme la plus radicale, ait si profondément pénétré la pensée russe, c’est que, chez des classes entières, l’ascendant de la religion a été ébranlé. L’affaiblissement du sentiment religieux a produit, à cette extrémité de l’Europe, les mêmes effets qu’en Occident. Là aussi, la place laissée vide par la foi chrétienne a été occupée par l’esprit d’utopie et les rêveries socialistes. Là aussi, au culte de l’invisible a succédé le culte des réalités tangibles, et aux promesses de la Jérusalem céleste les visions d’un paradis humanitaire.

C’est une observation déjà ancienne que, chez les peuples modernes, la révolution agit à la manière d’une religion. Nulle part cela n’est plus sensible qu’en Russie. Nous avons eu mainte fois l’occasion de faire cette remarque aujourd’hui devenue banale[2]. En aucun pays le mouvement révolutionnaire n’a autant pris l’aspect et les allures d’un mouvement religieux. Quelle en est la raison ? C’est qu’en Russie la secousse a été plus brusque et la conversion plus rapide ; que l’esprit russe a plus vite passé de la foi chrétienne à la foi révolutionnaire, et qu’en sautant de l’une à l’autre il a apporté dans sa conversion toute la ferveur d’un néophyte. C’est, en même temps, que l’âme russe est restée plus profondément religieuse ; que, jusr qu’en ses révoltes et ses négations, elle a gardé, à son insu, les habitudes, les émotions, les générosités de la foi,

  1. Voyez t. I, liv. VIII, chap. vii.
  2. Voyez t. I, liv. IV, chap. iv, p. 193 (2e édit.). Cf. Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1873.