Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/126

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Il faudrait pour que Lamarck eût raison qu’il y eût un animal primitif (Urtier), sans organes, et dont seraient issues par différenciation toutes les formes vivantes. Or, le vivant primitif pour Schopenhauer est métaphysique et non matériel ; et de toute éternité le fragment de vouloir-vivre qui affleure à l’existence dans un animal donné est accompagné de la structure physique qui traduit son effort au regard d’une conscience pensante.

2o  Mais ces vouloirs, morcelés, dès qu’ils sont conscients, sont en conflit éternel dans le monde qu’ils se disputent. Ce n’est pas le lieu de dire par quelle illusion les êtres se croient séparés, alors qu’ils forment une unité profonde. Chaque vivant individuel n’est qu’une image dessinée par le vouloir-vivre unique sur le feuillet vide de l’espace et du temps. Mais incarné en chacun de ces êtres passagers, ce vouloir-vivre défend son existence avec une fureur outrancière et égoïste, bien que la destinée de l’être soit une souffrance constante, et qui aboutira à une mort longtemps redoutée et très amère. Les instincts ne sont en nous que les formes diverses sous lesquelles se déploie en nous cette déraisonnable envie de vivre. La nature entière n’est qu’un champ clos, créé pour la lutte de ces instincts, et où leur rivalité se déchaîne avec un acharnement d’autant plus insatiable qu’ils sont un vouloir unique, illimité dès lors, et qui ne trouve que dans ce désir sans fin des vouloirs partiels la manifestation de sa propre infinitude.

La réflexion de Nietzsche est partie de cette double déduction de Schopenhauer, qui admet une lutte pour la vie analogue à celle que concevra Darwin, mais répugne à la doctrine lamarckienne de l’adaptation. Nietzsche trouvait là une inconséquence. S’il y a une ruse de la nature pour faire durer la vie par la lutte, c’est que la durée dans le temps doit être pour Schopenhauer aussi