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idée de prendre pied dans le domaine des choses en soi par la volonté. Après le premier enthousiasme, Nietzsche ne voit là qu’un expédient de poète[1]. Si la chose en soi n’est jamais un objet, si elle n’est pas représentable, comment lui donner le nom d’un objet ? Car le nom de vouloir-vivre dont on le revêt n’est-il pas emprunté à un objet défini que nous nous représentons, à notre vouloir conscient ? Assurément Nietzsche n’ignore pas que pour Schopenhauer la connaissance irrationnelle métaphysique reste inadéquate à ce dont elle parle et Schopenhauer en convient à bien des reprises[2]. On ne peut parler de ce qui est par-delà les phénomènes qu’en termes empruntés aux phénomènes.

À regarder de près l’artifice de Schopenhauer, il est une immense métonymie. La volition humaine, la poussée de l’instinct animal, le réflexe du végétal ou du zoophyte, la réaction mécanique du minéral sont assimilés les uns aux autres par la plus audacieuse série de métaphores. Schopenhauer a pris de la volonté ce qui en reste, quand on ôte ce qui en fait la réalité concrète : les mobiles, les représentations, les sentiments. L’ayant ainsi dépouillée, il revêt d’oripeaux ce support. À cette volonté abstraite et nue, il attribue l’unité, la liberté, l’éternité, pour cette seule raison que les actes de vouloir concrets et particuliers sont multiples, nécessités et éphémères. Est-ce une raison suffisante ? Et avec des négations peut-on atteindre un réel plus profond que le réel observable à la conscience ? L’antique erreur platonicienne et éléate se recommence ainsi : on veut que le relatif ne soit qu’une ombre colorée que projette l’absolu. On ne s’aperçoit pas que le sentiment


  1. E. Foerster, Leben Nietzsches, I, 344-348.
  2. Schopenhauer, Welt als Wille. Ergänzungen zum I. Buch, chap. xvii, (II, 212, 215).