Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/145

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Douloureuse attente en effet, et dont souffre davantage l’émotivité si aisément meurtrie des hommes supérieurs par l’esprit. Ce n’est pas impunément que l’intelligence a affaibli la volonté. Le bonheur est assuré aux volontés fortes et aux intelligences ordinaires. Pour Schopenhauer, il n’y a pas de génie de l’action. Ce que l’on appelle génie chez un grand général ou un grand homme d’État, c’est une volonté audacieuse et ferme, accompagnée d’un sens judicieux ou astucieux des possibilités. Une intelligence haute, au contraire, paralyse le vouloir dans le moment précis où il est assailli par la meute des volontés robustes et inintelligentes de la foule. Et ce n’est pas la pire condition, car il pourrait se sauver peut-être par le mépris, et en renonçant à agir sur le temps présent[1].

La souffrance vraie du génie lui est intérieure. Solitaire par sa nature, il se voit mêlé au troupeau, qui ne veut pas de lui pour chef. Il mène deux existences, car il y a deux intelligences en lui. L’intelligence vulgaire en lui n’est pas abolie ; elle lui sert à se diriger parmi les hommes. L’intelligence supérieure coexiste chez lui avec cette intelligence basse. Elle pense pour tous les hommes ; mais elle ne sert pas ses intérêts propres. Elle pense le monde avec une clarté plus rayonnante, mais elle rend impropre aux pensées subalternes les fronts sur lesquels elle se pose. Voilà la scission interne qui compromet et égare le génie, et qui l’oblige, pour sa sécurité, à se masquer pour passer inconnu. Sans doute cela ne va pas sans compensations. Rien n’est séduisant comme le charme des idées éternelles. Un ravissement de tous les instants emporte sur ses ailes le génie. Il va à travers le monde, persécuté, mais radieux de lumière intérieure. Il porte


  1. Parerga, Vereinzelte Gedanken'', chap. iii, § 50, 51 (V, 84, 86).