Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/146

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avec une douleur sereine sa couronne d’épines, sachant que plus tard elle sera couronne de lauriers.

Le miracle du génie est d’utiliser l’intelligence pour une besogne en vue de laquelle elle n’était pas faite ; d’affranchir le vouloir humain et le vouloir du monde en lui dérobant son instrument le plus subtil, la pensée. Parmi les hommes qui réalisent ce miracle, y a-t-il encore une hiérarchie ? Tous les génies transportent l’intuition dans la pensée. Pourtant n’y a-t-il pas des intuitions plus hautes les unes que les autres ? Au-dessus de la poésie, fleur dernière de l’art, au-dessus de la tragédie, fleur entre toutes douloureuse et belle de la poésie, n’y a-t-il pas une œuvre d’art épanouie à la fois dans la lumière des images et dans la lumière de la pensée ? Pour aller plus loin dans l’irrationnel, ne faut-il pas choisir l’intuition la plus vaste, et celle qui dépasse davantage la région des images ?

La réponse, pour Schopenhauer, est simple. Il y a deux signes qui marquent la supériorité du génie : la solitude et le sentiment qu’il a de sa mission nécessaire. Le poète nous offre encore le mystère des choses dans des enveloppes imagées. Sa révélation se juxtapose sans conflit, à d’autres révélations poétiques. Le philosophe dispose d’une révélation exclusive et dominatrice. Il prétend régner seul, il « révolutionne toutes nos habitudes de pensée ». Tout est erreur, sauf la vérité qu’il apporte[1] ; et ce qu’il apporte, c’est la révélation la plus vaste. Le spectacle qui se déroule pour le métaphysicien du haut de la cime où le suivent de rares disciples, n’est plus la tragédie d’un héros symbolique ; c’est la lutte prodigieuse où se débat la douleur des mondes. Les « idées » qui pour lui surgissent, comme pour l’artiste, du rêve où il marche, ce sont les forces vivantes en tous les êtres.


  1. Parerga, Vereinzelte Gedanken, chap. i, § 4 (V, 12).