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Nietzsche suivra son maître gascon : Il croira qu’il y a moyen de clarifier notre vision des choses, jusqu’à les voir dégagées de tout rapport à nous-mêmes et dans une lumière que ne voile aucune passion. Puis le temps viendra où il estimera que nous produisons la vérité qu’il nous est donné de discerner, et que nous ne découvrons que des valeurs, c’est-à-dire des relations émotionnelles que nous soutenons avec la réalité du dehors dans l’effort accompli pour la transformer.

Provisoirement, ce qui préoccupa Nietzsche, ce fut la pensée de la complexité humaine. Loin d’être des âmes simples et indivisibles, nous sommes des « dividus », dira-t-il dans les Choses humaines, trop humaines. Nietzsche reprend ainsi la plainte de Montaigne qui nous trouvait « d’une contexture si informe et diverse que chaque pièce, chaque moment fait son jeu »[1]. C’est avec une virtuosité joviale, que Montaigne détaille « toutes les contrariétés » qu’il trouve en lui « selon quelque coin et en quelque façon : honteux, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne »[2]. Nietzsche dans cette société intérieure de nos instincts n’aura plus qu’à découvrir l’antagonisme darwinien qui les met aux prises, dans un enchevêtrement de bataille, où grandissent les passions fortes, mais où aussi les meilleurs instincts parfois s’étouffent et se brisent.

Ce qui atteste la clairvoyance naturaliste de Montaigne, c’est que dans cette discorde intérieure, il ne méconnaît pas l’unité foncière, qui est organique. « Le corps a une grande part à notre estre ; il y tient un grand rang. Ceulx qui veulent despendre nos deux pièces principales et les séquestrer l’ung de l’aultre, ils ont tort : au rebours il les

  1. Essais, I, 463.
  2. Ibid., I, 462.