Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/168

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fault raccoupler et rejoindre : il fault ordonner à l’âme non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et abandonner le corps, mais de se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, lui assister[1]. » Aucune lecture ne pouvait mieux préparer Nietzsche aux affirmations par lesquelles il fait du corps notre sagesse vraie, plus subtile et impeccable que les meilleurs raisonnements.

II. — S’il apparaissait à Montaigne que l’esprit de l’homme est une société dont les démarches, en dernière instance, ont des mobiles corporels, à plus forte raison la société des hommes, sous l’unité superficielle que lui donnent les croyances, les coutumes et la discipline imposée, lui apparaît-elle diverse et fragile. C’est le problème capital de Montaigne que de découvrir ce qui maintient cette fragile et fallacieuse unité ; et l’une des doctrines les plus importantes de Nietzsche, l’analyse de « l’esprit grégaire », qui fonde les morales et les institutions sociales a dans Montaigne sa source. « Il est croyable qu’il y a des lois naturelles, comme il se veoid ès aultres créatures ; mais en nous elles sont perdues[2]. » « Les petits des ours et des chiens montrent leur inclination naturelle. Mais les hommes se jetant incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des lois, se changent ou se déguisent facilement[3]. » Toute la difficulté de dévoiler la « généalogie de la morale » est saisie de la sorte avec la plus lucide précision. « Les loys de la conscience, que nous disons naistre de la nature, naissent de la coustume ; chacun, ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçues de lui, ne s’en

  1. Essais, II. 331 ; et encore : « C’est toujours à l’homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. » Ibid., III, 214.
  2. Ibid., II, 244.
  3. Ibid., I, 174.