Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/172

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ne se satisfait pas de constater que « tout s’écoule ». Il ne se laisse pas aller à la dérive. Il s’agit de diminuer autant que possible cette part du hasard changeant qui nous entraîne. Dans ce fleuve, il faut essayer de gouverner ; essayer de connaître sa pente et le sens de son courant. « Alles ist im Fluss, es ist wabr ; aber Alles ist auch im Strom : nach einem Ziele hin »,[1] dira Nietzsche. Si étrange que cela semble, après le titre fameux donné par Nietzsche à la IIIe Considération intempestive, Schopenhauer ne peut pas être un « éducateur » ; car dans le remous de l’éternel vouloir— vivre, il ne sait pas où se prendre. Le rôle de l’éducateur, à l’époque de son pessimisme intellectuel, est apparu à Nietzsche par l’exemple de Montaigne.

Il importe assez peu qu’il lui ait emprunté beaucoup de menus enseignements, puisque sa pédagogie entière est imbue de Montaigne. La grâce martiale de ses préceptes exercera sur Nietzsche une durable séduction et le « naturalisme » de la doctrine de Montaigne inspire à Nietzsche le plan d’une éducation, elle aussi, toute naturaliste.

Ce sera une éducation qui fera la part des muscles autant que de l’esprit. Mais dans la contenance extérieure encore, on sentira l’éducation libérale et cette « gracieuse fierté » où se reflète le calme aisé d’une âme maîtresse d’elle-même[2]. Nietzsche ne définira pas autrement la « distinction » de l’aristocratie véritable, au temps où il se demandera : Was ist vornehm ?

Il n’y a pas un détail de l’éducation rationnelle proposé par Montaigne qui n’ait passé dans Nietzsche. Et

  1. Menschliches. I, § 107 {W., II, 111).
  2. Essais, I, 192 : « L’âme qui loge la philosophie doit par sa santé rendre sain encore le corps ; doit faire luire jusqu’au dehors son repos et son aise. »