Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/184

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fonde et de l’avoir envisagée comme la boussole sur laquelle il se guide, dût-il ne pas suivre la direction qu’elle marque.

Il ne saurait être question de poser ici, à propos des Pensées de Pascal, des questions de chronologie difficiles, que Nietzsche a négligées. Pascal a hésité sur le ressort le plus secret de l’homme. Épicure, et sans doute Montaigne, lui ont persuadé un temps que « tous les hommes recherchent d’être heureux ». Cela lui a paru « sans exception ». « C’est le motif, ajoute-t-il, de toutes les actions de tous les hommes[1]. » Et il insiste : les saints eux-mêmes « aspirent tous à la félicité ». Ils ne diffèrent du vulgaire « qu’en l’objet où ils la placent »[2]. Pascal fait ainsi un grand pas vers la réintégration de la morale ascétique dans la morale commune. Les mêmes mobiles, mais affinés ; la même sensibilité, mais plus délicate, sont le ressort de l’idéalisme et de l’égoïsme. L’hypothèse d’une « réminiscence » platonicienne qui nous crie, par toute cette avidité sensible, « qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide »[3], ne change rien à l’appel tout émotionnel qui vient vers nous de cette patrie de tous nos songes. Cette réduction de l’idéal au sensible, Nietzsche en fera son profit dans la période darwinienne, mais Pascal, au moment où il la tentait, semble en avoir senti déjà le danger.

Pour Pascal, l’obligation s’impose de différencier en qualité le bonheur terrestre d’avec la parfaite béatitude de vivre en Dieu. L’apôtre Paul et Jansénius lui enseignaient les nuances de ce bonheur charnel qui ne saurait se confondre avec la joie d’effacer notre moi dans la vie qui nous fait membres du corps de Jésus. « Tout ce qui est

  1. Pensées, VIII, 1.
  2. Ibid., XXIV, 13.
  3. Ibid., VIII, 1.