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connaître. Il est en effet certain que la vie en société n’est pas une corruption de l’humanité ; elle est une fonction naturelle. Nietzsche en est venu alors à penser que les collectivités arrivent à la conscience d’elles-mêmes avant les individus ; et c’est le sentiment d’appartenir à un groupe, l’orgueil de clan et de caste qui est le premier sentiment par lequel l’individu sache se distinguer des hommes d’un autre groupe, et concevoir sa propre originalité. Les hommes chargés de décider pour les multitudes, les chefs, acquièrent par le sentiment de leur mission sociale cette étendue du regard, cette froideur réfléchie, cette fermeté redoutable et ce grand air qu’ils n’auraient point en considérant leurs seuls mérites personnels[1]. À ce compte, ce sont les sentiments collectifs qui sont « naïfs », au sens allemand du mot, c’est-à-dire d’une ingénuité spontanée et directe. Les collectivités entre elles parlent un langage dénué de dissimulation et d’une moralité rugueuse. Elles sont l’ « immoralité organisée », la volonté belliqueuse, la soif de domination et de vengeance. La force, l’orgueil, le ressentiment violent, « tout ce qui paraît contraire au type grégaire[2] ; elles l’insufflent aux chefs qui les servent, et ces chefs doivent au troupeau qu’ils commandent jusqu’à ces qualités robustes qui font d’eux des personnages représentatifs. En rapprochant la philosophie sociale de Chamfort et celle de Nietzsche, il convient d’écarter du parallèle cette philosophie pseudo-rousseauiste qui, à l’origine de toute la doctrine de Chamfort, si virile, plaçait un enfantillage dont il ne s’est jamais guéri.

Quand Chamfort dit que « les hommes deviennent petits en se rassemblant », que ce sont « les diables de

  1. Wille zur Macht, § 773. (W., XVI, 206.)
  2. Ibid., § 716, 717. {W., XVI, 173, 174.)