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Or, Nietzsche avait-il défini autrement « cette sorte plus robuste d’esprits desquels il faut exiger qu’ils soient passionnés, mais aussi maîtres de leurs passions, fût-ce de leur passion de connaître »[1] ?

Les instincts en nous sont des chiens fauves. Notre maîtrise est qu’ils aboient ou se taisent à notre commandement. Ce que le doux scepticisme de Montaigne et de Fontenelle, ou la contrition de Pascal n’a pu lui enseigner, Nietzsche l’apprendra de l’amère expérience de Chamfort : « Un homme d’esprit est perdu, s’il ne joint pas à l’esprit l’énergie du caractère… ; quiconque n’a pas de caractère n’est pas un homme, c’est une chose[2]. »

Le mot de la Médée cornélienne, réputé sublime et unique :

« Moi seule, et c’est assez ! »

Chamfort voulait que chacun pût le redire « dans tous les accidents de la vie »[3]. Savoir opposer une résistance rugueuse, « savoir prononcer la syllabe non », c’est le premier signe du jugement personnel et de l’indépendance. Cela semble un peu simple et massif ; mais nulle supériorité qui ne se greffe d’abord sur cette souche noueuse. Nietzsche pensera de même que les hautes vertus de l’ascétisme et la vigueur de l’esprit philosophique supposent une longue sélection de force opérée sur des races musclées et positives d’esprit.

Il y a pour Chamfort aussi des qualités hautes, où l’on ne reconnaît pas la grossièreté du tronc primitif. La Rochefoucauld avait cru qu’elles s’épanouissent brusquement en nous comme des fleurs miraculeuses ou comme de divines apparitions. La dernière et la plus secrète

  1. Frœhlichc Wissenschaft, fragments posthumes, § 14. (W., XII, 9.)
  2. Maximes et Pensées, p. 310, 311.
  3. Ibid., 311.