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enseigné à Nietzsche les moralistes français du passé. Pascal, La Rochefoucauld et Chamfort n’avaient, sous le masque de nos vanités sociales et de nos dissimulations, découvert que des passions pauvres grossièrement envahissantes, et, en dehors d’elles, en de rares recoins perdus, des inspirations d’une moralité unique et presque miraculeuse. Stendhal croit aussi à ces hautes inspirations. Mais il sait que des civilisations entières ont été exemptes de ces conventions vaniteuses sous lesquelles étouffe l’énergie de presque tous les Européens.

Pas de leçon plus lumineuse. Quand il s’en fut imprégné, Nietzsche, en dehors des hypocrisies et des subtils mensonges sociaux, essaya d’atteindre l’instinct pur et sauvage à la fois dévastateur et prodigue de soi. Cette absence d’ « égoïsme » et de calcul lui parut alors le fond de tous les instincts et le propre de la vie même qu’il s’agit d’intensifier jusqu’à la faire grande[1].

« Que va dire Platon et son école ? » s’écriait Stendhal[2], découvrant que toute la beauté des ciels d’Italie rayonnait dans la passion des artistes italiens, que toute grande pensée vibre d’abord dans nos nerfs comme dans les cordes d’une harpe, et que l’inspiré véritable est notre corps. Nietzsche, plus que jamais, le suivit. Il crut comme lui à des heures d’ivresse, où « le corps s’exalte et se trouve ressuscité », où sa joie soulève l’esprit jusqu’à en faire un « créateur, un évaluateur, un amant, un bienfaiteur de toutes choses »[3]. C’est par une philosophie de l’énergie physiquement et moralement enivrée, que Nietzsche, à son tour, combattra son « platonisme » intérieur, et il pensera que dans ces paroxysmes surgissent

  1. Nietzsche, Wille zur Macht, § 372. (W., XV, p. 407.)
  2. Promenades dans Rome, II, p. 201.
  3. Nietzsche, Zarathustra. {W., VI, p. 111.)