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La Rochefoucauld avaient dit que le péché originel de l’homme, son instinct profond, était la passion de dominer, libido dominandi. Burckhardt retrouvera cette même passion dans l’âme des collectivités. Une des sources du réalisme nietzschéen est dans ces leçons de l’histoire, qu’il a recueillies dans Burckhardt.

Pourtant Nietzsche élève parfois une protestation humaine contre cette œuvre inéluctable de la force. À l’époque de la IIe Intempestive, il saura faire un mérite à un historien de ne pas justifier bassement le fait accompli. Est-ce là une simple survivance de sentimentalité schopenhauérienne ? Il y a, croyons-nous, un résidu aussi d’une autre pensée de Burckhardt. L’histoire n’a pas à enregistrer que des œuvres de force ; et si l’État n’est jamais admirable, du moins n’est-il pas, en tout, également odieux. Burckhardt a dit, avec discrétion, qu’entre toutes les formes de l’État, il préfère les petites démocraties, les cités grecques, les communes du moyen-âge, les villes italiennes de la Renaissance. Sa nationalité helvétique se reconnaît ici. On voit qu’il se préoccupe de savoir comment peut naître une civilisation qui ne serait pas menacée par la force. Or, dans un petit État, le despotisme est impossible, car un petit État en meurt. La marque des petits États, c’est qu’il leur est nécessaire de faire participer à la liberté le plus grand nombre possible de citoyens. Avec l’initiative individuelle, la civilisation est assurée ; et quand il n’y aurait que cela pour justifier les petits États, ils compensent par là tous les avantages matériels réservés aux États géants[1].

Une telle doctrine est une doctrine idéaliste, et elle suppose qu’on ait le mépris de ce qui n’existe que par cette raison triomphante d’être réel et de prédominer. Il

  1. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 32.