destinées fragiles. Comment admettre que la crise nécessaire, d’où doit sortir le grand homme, soit féconde à coup sûr ? N’y a-t-il pas aussi des avortements, des périodes où il y a pénurie d’hommes ? Une société entière peut périr de cette disette ; mais qu’est-ce donc qui force l’univers à garantir l’existence d’une société ? Cette difficulté, Burckhardt l’a très bien vue. Il a reconnu qu’il y a des besoins sociaux qui cherchent leur grand homme sans le trouver, et qu’il y a peut-être des grands hommes pour des besoins non encore manifestes. Quelle effusion, chez un historien, que sa plainte sur la « platitude du temps présent », et cette confession de l’espoir qu’il nous faut mettre en un « sauveur » qui viendra de nuit ![1] Nous n’avons à lui confier que notre souffrance et la grande misère morale de notre vie de labeur ploutocratique ; nous ne voyons se dessiner aucun avenir d’émancipation, quand nous y tenons pourtant d’une espérance obstinée. Burckhardt pense que par périodes les sociétés ont de tels élancements de désir. Comment arrivent-elles à changer, et à trouver la formule de délivrance ? C’est qu’elles fondent par instinct des institutions de salut et de médication. Elles inventent une façon de capitaliser les efforts qui permettent de faire fructifier à coup sûr leurs espérances. Elles créent spontanément des centres où naissent en foule les hommes supérieurs.
Ce grand problème platonicien, que Nietzsche reprendra : « comment créer à volonté le génie ? », Burckhardt observe, par la méthode historique, comment les sociétés vivantes le résolvent ; et Nietzsche est ici son auditeur attentif. Burckhardt se dit qu’il faut observer la nature, pour l’imiter ensuite et l’aider dans l’enfantement d’une élite surhumaine. Les grandes villes de quelques grands
- ↑ Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 251.