Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

péril ; et l’importance du résultat à découvrir lui paraissait nécessiter une exploration historique pleine de tâtonnements. Il ne croyait pas que la méthode travaille pour nous à la façon d’une machine. La pensée des peuples du passé est enfermée dans des enveloppes dures, difficiles à ouvrir, où une vie cependant demeure latente. Essayer de forcer le secret de cette vie est inutile à qui n’apporte pas un esprit analogue à l’esprit qui, autrefois, s’est donné cette forme. Il faut savoir écouter finement, avec une patience discrète, et on entendra la pensée sourdre des documents : « ein leises Aufhorchen bei gleichmässigem Fleiss führt weiter[1]. » On peut ne pas aimer ces métaphores littéraires. Elles signifient qu’il faut de l’habitude et du tact, et que la pensée des hommes du passé ne nous est intelligible qu’en fonctions de notre pensée, affinée sans doute et adaptée à des façons de s’exprimer qui ne sont plus les nôtres, mais pareille en son fond à la pensée antique. Faute de quoi cette pensée du passé nous demeurerait close à jamais.

Ce qui rassurait Burckhardt sur le danger de cette reconstitution, c’est le nombre immense d’occasions qui s’offrent pour la vérifier. L’histoire des civilisations compense les causes d’erreur inévitables dans le détail, par l’infinité des observations qu’elle accumule et qui se corrigent l’une par l’autre. Les grands faits généraux sont d’une certitude plus complète que la foule des menus faits qui servent à les établir. Burckhardt admettait difficilement que de la quantité de documents dont disposait son érudition il n’eût pas tiré une idée des Grecs véritable dans son ensemble. Ce qui le préoccupait plutôt, c’était d’apporter à ce travail un esprit

  1. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, I, p.3.