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nous-mêmes forme avec nos pressentiments et notre attention[1]. » On peut objecter que l’historien vrai ne devrait peut-être rien « pressentir ». L’affinité des Grecs avec l’esprit classique allemand est une chimère certaine. Mais leur affinité avec les romantiques allemands est-elle moins illusoire ? Burckhardt a abordé la réalité de la vie grecque avec un « pressentiment » pareil à celui de Frédéric Schlegel ou de Creuzer[2]. Die Griechen waren unglückicher als die meisten glauben, a-t-il dit après Boeckh[3]. Mais le malheur des Grecs, à quoi a-t-il tenu ? Burckhardt s’est efforcé de le savoir, et c’est le progrès qu’il fait sur Creuzer.

À l’entendre, la poésie grecque tout entière livre le secret du pessimisme hellénique. En foule, il amoncelle les textes. L’impression qu’il veut donner, c’est qu’on peut les ramasser presque au hasard, et à toutes les époques. Il nous invite à prêter nous-mêmes l’oreille à ce qui chante en eux ; et il ne croit pas être dupe des rumeurs vagues qui passent. Les plus grands sont d’accord avec les plus petits, et les textes épiques avec les textes d’histoire. L’Iliade sait déjà que, des deux jarres pleines qui attendent au seuil de Zeus, celle qui contient les destins mauvais sert plus souvent que celle où sont enfermés les lots de bonheur, et que Zeus crée les hommes pour le labeur et pour la détresse. Hésiode ajoute que a la nourriture leur a été cachée par les dieux ». À travers Hérodote se traîne la même lamentation sur le bonheur qui n’est que hasard fugace. Pour Pindare, « la

  1. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, I, p. 9.
  2. On pourra commodément consulter désormais sur les diverses conceptions de la vie des Grecs le livre solide d’un écrivain suisse, Gustav Billeter. Die Anschauungen vom Wesen des Griccheniums, 1911, surtout p. 133-145.
  3. Attention : Cette note est à une place supposée, l’éditeur ayant oublié de la positionner : La citation de Bœckh est tirée de Die Staatshaushaltung der Athener, 1817. t. II, 159.