Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/306

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Il en est ainsi toujours, et de là une vertu sociale éminente chez les Grecs : c’est ce besoin de considération générale qu’ils ont, alors que leur sensibilité si vive et leur activité impétueuse menace sans cesse de morceler la cité. Leur premier mobile est l’amour de la gloire (τιμή), et leur souffrance la plus grande est d’être distancés. Toutes les fois qu’une civilisation reposera sur l’amour de la renommée, on constatera ces mêmes effets. Cette transformation de la haine en rivalité est la plus grande purification de l’âme grecque[1] ; et rien n’éclaire mieux cette âme dans ses profondeurs que la distinction, établie par Hésiode, entre la bonne et la mauvaise Éris. Il y a l’Éris dangereuse, celle qui provoque les querelles farouches, qui courbe les hommes sous le joug de la détresse. Mais il y a l’Éris qui pousse les hommes à rivaliser d’efforts, à travailler, quand ils voient leurs voisins plus riches qu’eux, pour obtenir pareille et plus grande richesse par des semailles aussi soigneuses ou par une épargne semblable. Cette Éris est bonne ; et elle ne provoque pas de luttes, mais des rancunes salutaires et des jalousies qui stimulent les hommes. Il ne vient pas à l’esprit d’Hésiode que la rancune, l’envie, la colère sourde, puissent être des bassesses morales.

Les formes grecques de la sociabilité supérieure dérivent toutes de cette dévorante ambition allumée au cœur des individus : il s’agit toujours d’évincer un rival dans une lutte devant des juges[2], de gagner un prix. Être le meilleur gymnaste, avoir les meilleurs chevaux : fins suffisantes pour qu’un Grec y dirige son activité. Une couronne pour lui vaut plus qu’un trésor. Et ce ne sont pas seulement les individus, ce sont les villes qui rivali-

  1. Burckhardt, Griechische Kulturgeschichte, t. II, pp. 365, 386.
  2. Burckhardt, ibid., IV, p. 89.