Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/308

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c’est au contraire la rivalité réglée par la considération publique qui a permis à cette cité une durée limitée. La menace véritable qui a pesé sur elle, selon Burckhardt, c’est qu’une nouvelle kalokagathie intellectuelle se soit fondée quand les philosophes se détournèrent de l’État et se vantèrent, comme Socrate, d’être restés à l’écart des choses publiques ou, comme Platon, d’être demeurés loin de l’agora. Alors ce fut la fin de la cité grecque.

Comment ne pas être frappé de l’accord entre Nietzsche et cette doctrine de Burckhardt ? Avant tout, cette interprétation psychologique qui, pour trait distinctif et profond du caractère grec, reconnaît la jalousie, une jalousie avouée, invincible, inconsciente de sa bassesse, semble bien décidément chez Nietzsche un emprunt[1]. Peut-être est-ce pour cela qu’il y joint une inconséquence ; car si de cette jalousie naissent, chez les Grecs, les rivalités qui sélectionnent le génie, pouvons-nous la reprocher comme basse à la démocratie d’aujourd’hui ? C’est pourtant ce que fait Nietzsche. La jalousie hargneuse des démocraties modernes l’a toujours choqué comme l’ostracisme, comme toute tentative collective d’écraser l’individu ; et il n’a jamais reconnu que la démocratie donne à l’individu de la force. Sur ce point Nietzsche n’a pas assez appris des Grecs.

Mais il reprend la déduction burckhardtienne en disant que l’homme grec est avant tout une volonté individuelle tendue et qui s’avoue le danger de cet ambitieux effort. Sitôt le bonheur atteint, la gloire et la richesse conquises, le Grec sent qu’il a mérité d’être frappé. Être glorieux, puissant et heureux, c’est la prérogative des dieux, et les dieux grecs sont jaloux, puisqu’ils sont des Grecs. La faute secrète de tout Hellène est qu’il tente de se mesurer

  1. Nietzsche, Homers Wettkampf, 1871-1872 (W., IX, p. 278).