Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/311

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« Wie entstand der Sklave, der blinde Maulwurf der Cultur ? » Une nécessité redoutable veut que la foule travaille et saigne pour qu’un petit nombre arrive à l’intelligence. La nature ne crée nulle beauté sans une épouvantable rançon. Les Grecs sont des hommes qui savent regarder en face l’épouvante[1].

L’humanité de tout temps a mené une vie de tourment laborieux et misérable. Les modernes idéalisent cette détresse tant ils eu sont stupéfaits. Ils n’osent se rendre compte du néant de l’existence humaine. Et comment le travail aurait-il une dignité, si la vie, qu’il a pour objet de nourrir, n’en a pas ? Notre métaphysique se refuse à reconnaître dans notre infatigable peine la preuve de notre aveugle vouloir-vivre, d’un instinct chimérique et toujours déçu, comparable à l’effort qui attache les plantes grêles à des rocailles sans terreau. Les Grecs ne sont pas ainsi hallucinés d’idéal. Ils disent ouvertement que travailler est une honte. Ou du moins, si la vie vaut d’être vécue, c’est pour ceux qui savent charmer leur loisir par les joies délicates de l’artiste, ce n’est pas pour les travailleurs.

Il est bon de dire que dans cette interprétation de la vie des Grecs, Nietzsche et Burckhardt ne sont ni les premiers ni les seuls. Le grand philologue, qui fut leur maître commun, F.-A. Wolf (cité par Nietzsche à cette occasion), a déjà pensé ainsi. « C’est une question très digne de réflexion que celle de savoir si, sans ce fait de l’esclavage, de grands progrès du développement de

  1. Cette question de la différence des modernes et des anciens en ce qui touche à l’estimation du travail fut une de celles que ce groupe intelligent des trois professeurs de Bâle : Burckhardt, Overbeck, Nietzsche, examinait avec une curiosité passionnée. V. Franz Overseck, Ueber das Verhällniss der alten Kirche zur Sklaverei im römischen Reiche (dans Studien zur Geschichte der alten Kirche, I, 1875).