Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/319

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expliquer le génie comme une participation à la conscience obscure des multitudes. Mais ce contact avec la foule doit, selon tous deux, amener et fortifier la suprématie des personnalités éminentes. La littérature grecque est « originale », parce qu’elle est l’expression de la première culture humaine qu’il y ait eu.

Aucune littérature, a dit Nietzsche, ne fut moins livresque, mais cette pensée est de Burckhardt. C’est Burckhardt qui a montré comment la littérature grecque se nourrit d’une vivante sève sociale : le culte, les fêtes publiques, le banquet, les luttes athlétiques où il fallait glorifier le vainqueur, les concours de poésie où il fallait triompher, toutes les occasions pathétiques où s’allumait l’inspiration. L’art littéraire était tout entier un art de la parole débitée à haute voix. Il fallait parler pour un certain public[1]. Il fallait prévoir l’effet produit par la parole sur un auditoire passionné, en un moment décisif. Aussi chez les Grecs, tout spontanément, un rapport exact s’est—il établi entre le style et l’œuvre d’art. Dans les littératures modernes, Nietzsche trouvera des traces de décadence ou plutôt de malformation initiale, parce que la plupart des œuvres, faites pour être lues, accusent un soin excessif de la forme écrite. Sans doute, il y aura des moments, plus tard, où Nietzsche glorifiera les Romains d’avoir créé cet art du burin littéraire qui en fera pour jamais les maîtres du style en prose[2]. À ses débuts, au contraire, Nietzsche apprit de Burckhardt que toute œuvre d’art est faite « pour un instant et pour l’auditeur présent »[3]. Il pense avec lui qu’elle ne tient ses droits à la durée que de l’importance de cet instant, reflété par

  1. Nietzsche, Gesch. der griech. Lit. 3. Th. (Philologica, t. XVIII, p. 145)
  2. Nietzsche, Götzendämmerung., Was ich den Allen verdanke, § 1.
  3. Nietzsche, Philologica, t. XVIII, p. 134.