Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/364

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surtout de l’importance au sens de la vie. Dénuée de ce sens, nulle classe dirigeante, nul peuple ne peut assumer la charge d’une civilisation. Et ce que Nietzsche appelle le sens de la vie, n’est-ce pas cette pensée vivante d’Emerson, ce pouvoir qui traverse l’intelligence et qui est génie dominateur ?

Pour Emerson, cette pensée existe latente toujours. Toute idée, ne fût-elle vieille que d’une heure, témoigne d’une nécessité plus vieille qu’elle, et qui l’a enfantée. Elle traduit une plus profonde et impersonnelle pensée qui a fait surgir cette idée dans un esprit individuel. C’est à cette pensée et à cette nécessité qu’il faut s’élever. Elle est vraie dans l’âme de tous les hommes, comme l’âme même qui les fait hommes. C’est elle que tous les esprits espèrent et exhalent ; et c’est la pensée aussi qui dissout l’univers matériel parce qu’elle nous révèle les endroits par où il donne prise. C’est pourquoi, de deux hommes qui pensent, celui qui aura la pensée la plus profonde sera le plus fort. Il sera plein de pensée divine. Voilà les poumons[1] dont l’aspiration donne la sagesse à l’homme. Quand nous discernons la vérité, nous ne faisons rien par nous-mêmes ; mais nous donnons passage au rayon du vrai. Le fond de l’âme, la source à la fois de la pensée et de la vertu, est cet instinct en nous qui épouse le vrai dès qu’il l’aperçoit ; et c’est encore ce que Emerson appelle intuition.

Ainsi, il y a une sagesse supérieure présente en chacun et présente aussi à chaque période de notre vie. Elle entre dans l’enfant, toute faite et adulte, comme une béatitude descendue d’en haut. C’est un regard impersonnel qui s’ouvre sur l’unité des choses, sur l’omniprésence d’une loi. Par elle, un homme se conférera à lui-même

  1. Emerson, Self-Reliance. (Essays, I, p. 57.)