Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/370

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les autres et fait de l’artiste de génie un monstre[1] ? N’a-t-il pas en ce temps-là tenu l’état d’âme de l’artiste pour un enivrement grossier, pour une narcose ? À cette époque de lucidité pessimiste, n’a-t-il pas tenu tous les artistes pour des névrosés, adonnés à des enivrements funestes et qui souffrent d’une hypertrophie monstrueuse ?

Mais en ce temps-là Nietzsche croira que c’est mensonge et astucieuse coquetterie de la part des artistes que cette prétention qu’ils affichent de révéler la vie intérieure. Par là il dépasse Emerson, et sa critique atteint Emerson à son tour. Car, pour Emerson, l’artiste et le poète sont pleins d’une pensée inaccessible au seul effort d’un esprit conscient et réfléchi. Cette pensée ressort de la nature des choses et elle en est le sentiment immédiat[2]. C’est une pensée qui domine la volonté de l’écrivain[3] et qui se sert, non de l’intelligence investigatrice, mais de l’esprit « sauvage ». Dans un livre, dans une statue, rien n’a de valeur, si ce n’est cette révélation d’une puissance transcendante et impersonnelle qui transparaît[4].

Un temps, sans doute, au temps de son scepticisme, Nietzsche trouvera que les passes magnétiques dont usent les artistes pour nous faire croire à une révélation surnaturelle sont une supercherie analogue à celle des prêtres.

Mais il doit à Emerson jusqu’à ce scepticisme qui lui inspire des doutes sur le génie d’un Wagner ou d’un Schopenhauer. Si Nietzsche n’a jamais officié dans le « culte des héros », inauguré par Carlyle, c’est parce que la principale « utilité » des grands hommes lui a paru, comme à Emerson, de nous apprendre notre propre valeur. Toute étude de l’histoire serait vaine, si nous n’avions en nous

  1. Menschliches, Allzumenschliches, I, pp. 233-260.
  2. Emerson, The Poet. (Essays, II, p. 29.)
  3. Id., Compemation. (Essays, I, p. 90.)
  4. Id., The Poet. (Essaya, II, p. 33.)