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divinisation constante ou chute qui nous éloigne du divin (das Dasein eine ewige Vergottung und Entgottung)[1]. Est-ce là une proposition si différente de celle qui, dans Emerson, mesure la valeur des êtres à la présence plus ou moins profonde en eux de l’âme suprême ?

Mystique ou naturaliste — et le mysticisme chez Emerson se concilie avec le naturalisme, comme le naturalisme est mystique dans Nietzsche — une telle croyance entraîne l’idée d’un renouvellement de toutes les valeurs. Elle exige une transmutation de toute l’existence religieuse, morale et politique. Elle nécessite un reclassement des hiérarchies. Elle suppose une régénération qualitative de tous, annoncée par des âmes élues et solitaires, en qui s’ébauchent ces formes grandes et inconnues de l’humanité que Nietzsche, dans son lyrisme, aime à appeler surhumaines.

On pourrait s’arrêter ici avec la satisfaction d’avoir constaté un fait. On pourrait laisser Nietzsche poursuivre l’effort par lequel il essaie de préciser psychologiquement et socialement la trouble prophétie d’Emerson. Quand défile devant nous le cortège des « hommes représentatifs » d’Emerson, le philosophe, le mystique, le sceptique, le poète, le conquérant, l’écrivain, on y reconnaît la plupart des hommes supérieurs de qui Nietzsche attendait aussi le salut. Si l’on cherche leurs noms dans les feuillets d’Emerson, on retrouvera des noms chers à Nietzsche : Platon, Swedenborg, Montaigne, Shakespeare, Napoléon, Gœthe. Pourtant de tels rapprochements ne peuvent pas résoudre le problème que nous pose la philosophie de Nietzsche. Ils ne permettent que de mieux l’aborder.

Emerson est un platonicien et un mystique. Il s’est abandonné avec trop de nonchalance aux courants du

  1. Nietzsche, Wille zur Macht, § 712. (W., XVI, p. 170).