Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/44

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

renouvellement permanent de la personnalité humaine est possible. Or, Nietzsche n’a-t-il pas défini souvent la supériorité de l’esprit comme une faculté de « muer », de rejeter ses écorces diverses ?

N’est-ce pas la définir par une autre métaphore, mais dans le même esprit, que de l’appeler une « puberté renouvelée », par laquelle les âmes d’élite savent modeler le corps qu’elles animent, au gré de leur jeunesse éternelle[1] ?

Ainsi sa hauteur isole Gœthe, comme sa force, constamment rafraîchie par l’espérance des prochaines transformations, le rend unique. Rien n’a plus touché Nietzsche que cette solitude, au milieu des plus attentives admirations (Selbst Gœthe stand ewig allein)[2]. Mais cette douloureuse plainte de Gœthe : « Mes œuvres ne pourront jamais être populaires » ; cette accusation contre l’opinion hostile qui entrave le génie ; cette triste constatation où il revient si souvent : « Tout ce qui est grand et intelligent n’existe que dans la minorité »[3], combien de fois Nietzsche n’a-t-il pas dû les reprendre à son tour ! Il aimera Gœthe pour cette pénible lutte qu’il a soutenue contre les hommes de son temps, contre leur pharisaïsme et leur étroite haine. Il n’est pas jusqu’au rapetissement d’une race de plus en plus pauvre en individus originaux, de plus en plus domestiquée et policée, que Gœthe n’ait décrit comme pour anticiper sur les lamentations de la Généalogie de la morale au sujet de ces « hommes apprivoisés », des « médiocres incurables » d’à présent, de la surabondance des « choses avortées, souffreteuses, fatiguées, exténuées », dans l’huma-

  1. Conversations avec Eckermann, 11 mars 1828.
  2. Zukunft unserer Bildungsantalten. Esquisses posthumes, § 12 (IX, 437)
  3. Conversations avec Eckermann, 11 octobre 1828. Ibid., 12 février 1829. — Richard Wagner in Bayreuth, § 10 (I, 581).