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nité de nos temps[1]. D’un vœu puissant, Nietzsche aspire à revoir, dans l’homme, « quelque chose de fort, de réussi, d’heureux, de triomphant, quelque chose qu’on puisse craindre ». La descente de la race dans ce qui est « étriqué, bienveillant, prudent, confortable, médiocre, indifférent, chinois, chrétien », paraît justifier les grandes catastrophes sociales, les expéditions de proie où l’emporteront les aventuriers de l’esprit. Ainsi Gœthe avait déjà parlé avec une méprisante pitié de cette humanité plus prudente et éclairée, mais dénuée d’énergie, qui se prépare ; et il voyait venir le temps où Dieu, de dégoût, « serait obligé de mettre l’univers en pièces pour une création rajeunie »[2].

Qu’il s’agisse de briser les entraves imposées à son génie par les circonstances ou par un tempérament trop étroit, de franchir les limites de sa nationalité ou de dépasser du regard l’horizon de son siècle, Gœthe est l’homme de toutes les avances[3]. Il illustre d’une façon vivante ce lamarckisme psychologique, dont il esquissa les premiers linéaments et dont Nietzsche fera sa doctrine principale lorsqu’il se sera affranchi de Wagner. Il représente de la vie qui s’adapte par une connaissance élargie tous les jours et par une conscience de soi sans cesse approfondie. Nietzsche le range à la fois au nombre des génies qui forment leur originalité en apprenant sans relâche (die grossen Lerner)[4] ; et parmi ceux qui savent

  1. Conversations avec Eckermann, 2 janvier 1824 ; 12 mars 1828. Nietzsche. Genealogie der Moral. Erste Abhandlung}}, § 11 (VIII, 324). Remarquer les formules analogues : le dégoût du « zahmer Mensch « ; la méprise des méthodes de dressage qui extirpent la sauvagerie (Gœthe). « Es geht bei uns alles dahin, die liebe Jugend frühzeitig zahm zu machen, und alle Natur, alle Originalität, und alle Wildkeit auszutreiben, sodass am Ende nichts übrig bleibt als der Philister. »
  2. Conversations avec Eckermann, 23 octobre 1828.
  3. Menschliches, I, § 272 (t. II, 253).
  4. Morgenrœthe, § 540 (t. IV, 346).