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et par une bienveillance aussi très intelligente (Geistigkeit in Wolsein und Wolwollen)[1]. Ce fut là une distinction (Vornehmheit) de la sensibilité et du caractère qui, au dire de Nietzsche, manque encore aux Allemands d’aujourd’hui. Aussi Gœthe est-il resté très séparé d’eux, à part quelques esprits très cultivés par l’étude de l’antiquité et par le contact avec d’autres pays européens. Iphigénie et le Tasse passent par-dessus les têtes, Gœthe le sait ; il l’a voulu[2]. Mais aussi de telles œuvres ne vivent pas avec la nation allemande ; elles n’ont pas été jeunes avec elle, et ne vieilliront pas avec sa vieillesse. Elles sont de ces « lueurs hautes », qui flottent au-dessus des ruines, quand les civilisations sont mortes et qui demeurent comme la partie immortelle d’elles-mêmes, destinée, une fois que ces nations sont réduites en cendres, à être recueillie dans la pensée universelle[3].

Délicat et libre, au point de dépasser par la liberté de l’esprit et par la délicatesse du tact intellectuel toute culture germanique, Gœthe a été robuste aussi, jusqu’à devancer de beaucoup l’esprit de son siècle. Beethoven lui-même est plus plébéien, plus engoncé dans la sentimentalité, dans la chimère, dans l’irréalité révolutionnaire du xviiie siècle. Gœthe est de ceux auxquels Nietzsche nous croit redevables de la grande transformation qui virilisa l’Europe sensible du temps de Rousseau. L’étude de l’histoire et des sciences naturelles, l’antiquité et Spinoza, et surtout la vie active, ce sont là les grands spécifiques par lesquels il sut rétablir en lui le sens du réel[4]. Ce que l’on peut appeler la vision de Gœthe (den

  1. Menschliches, II, § 170 (t. III, 89).
  2. Der Wanderer und sein Schatten, § 125 (W., III, 266).
  3. Menschliches, II, § 173 (W., II, 94).
  4. Gœtzendaemmerung. Streifzüge eines Unzeitgemaessen. § 49 (W., VIII 163).