Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/65

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reuse réalité pour la conserver. Plus tard, quand le travail de la réflexion aura séparé la sensibilité de la raison, et que leur accord ne sera plus qu’un idéal c’est cet idéal que le poète appellera de ses vœux. Ainsi, dans toute poésie, il faut analyser non seulement ce qu’elle rend de la réalité présente, mais surtout le besoin qu’elle exprime. Aucune doctrine n’a eu plus d’influence sur la jeunesse de Nietzsche ; aucune n’a eu en lui une plus durable persistance. L’art pour lui, comme pour Schiller, sera le plus sûr indice de l’état d’une civilisation. Il sera aussi une force de médication ; et la nature des remèdes administrés par les poètes fait juger de la nature du mal qu’ils sont appelés à guérir. Lentement Schiller acheminait donc Nietzsche vers la doctrine où une nouvelle croyance biologique allait le consolider.

Tous deux pensent que par l’évolution de la poésie, ou peut suivre à la trace la marche de l’humanité entière. La poésie fut, dans son état naïf, parfaite comme la vie même, dont elle était issue. La réflexion disjoint cette coïncidence heureuse et vitalement nécessaire. Mais le besoin profond subsiste en nous de rétablir cette unité rompue. Voilà le mouvement intérieur puissant et sentimental qui anime la poésie moderne. Elle ne se réconcilie plus jamais tout à fait avec la vie réelle. Elle poursuit, dans la méditation solitaire, sa tâche inépuisable. Le charme à la fois et le danger de cette poésie, c’est précisément qu’elle bénéficie de l’immense étendue de la faculté des idées ; et le problème de l’intégrité humaine à restaurer, elle ne le résoudra donc jamais, parce qu’elle l’aborde par la pensée, qui de sa nature ne se propose que l’illimité.

Schiller a bien vu que cette sorte de poésie tend à dépasser les bornes du sensible. Il a averti les poètes : « S’il advient qu’un poète ait l’inspiration malheureuse