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von Homburg n’aurait pas surgi sans cela dans son esprit. Pareillement, la pensée de Nietzsche n’aurait pas grandi, s’il ne l’avait nourrie des dures obligations que lui imposaient les années si pénibles de son professorat. Kleist avait dit : « Je n’ai pas le droit de choisir une profession publique. » Nietzsche a connu par lui ce précepte impérieux et, glorieusement entré dans la carrière professorale, il l’a quittée par probité envers lui-même. La préoccupation des deux hommes fut pareille : « La culture de l’esprit me parut la fin unique digne de mon effort ; la vérité, la seule richesse digne d’être possédée[1]. » Nietzsche n’oubliera pas ce mot d’ordre de son devancier. Et il n’est pas jusqu’au mépris de l’État qu’il n’ait reçu de lui en partage. Kleist est de cette pléiade pessimiste, dont fut Hœlderlin, qui, avant Schopenhauer, méprisa l’État pour son souci utilitaire, reconnaissable jusque dans les libéralités qu’il prodigue à la science. Car l’État fait par elles un placement, qui fructifiera par l’amélioration des techniques et des industries ; il songe à des commodités sensibles, à des jouissances de luxe et à des profits matériels[2]. Il n’a pas d’amour désintéressé pour les choses de l’esprit, Nietzsche fera son profit de ce réquisitoire, quand il écrira la I re et la III me Unzeitgemässe.

I. — Dans cette recherche du vrai, les crises poignantes ne sont épargnées ni à Kleist ni à Nietzsche qui le suit. L’occasion de leurs drames intérieurs est différente, mais la marche en est la même. Nietzsche commence sa route à un endroit où Kleist n’était pas parvenu tout de suite. Mais ils cheminent ensemble, une fois qu’ils se sont rencontrés. Quand par la philosophie kantienne, Kleist


  1. Kleist, Ibid., 22 mars 1801 (t. V, 204).
  2. Ibid., 15 août 1801 (t. V, 247).