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du vieux philosophe, à travers la tradition confuse et faussée, se dressait pour lui en contours insolites et puissants. Aucun des historiens de la philosophie ne lui paraissait avoir débrouillé les faits et les doctrines. Il y avait lieu de dire aux philologues des vérités sévères. Car ce n’est pas leur exactitude, mais leur discernement qui était en défaut. Leur limite tenait à leur méthode, et non à leur zèle[1].

On peut suivre, dans les Philologica, les marches et contre-marches de cette méthode nouvelle qui se cherche[2]. Elles symbolisent le mouvement général de la pensée nietzschéenne. On croit que la méthode est affaire de bon sens. Mais le bon sens lui-même change. Il est un acquis de la civilisation. La critique de la Renaissance croyait suivre le bon sens quand elle comptait les témoignages des Anciens au lieu de les peser. « Elle était dévouement silencieux au jugement de l’antiquité, » Elle professait une moralité de femme, aimante et subjuguée. La critique moderne est d’un scepticisme viril. Elle a créé le désordre par des fouilles irrespectueuses, mais elle a amené à la lumière une immense quantité « d’antiquité latente ». Après avoir ébranlé la tradition, elle la rétablit, en lui donnant le fondement solide qui lui avait manqué. Comment ne pas reconnaître que Nietzsche projette ainsi dans l’histoire impersonnelle l’évolution de sa pensée propre ? N’est-ce pas lui aussi qui se donnera affectueusement aux grands modèles, et ensuite doutera d’eux, pour rétablir d’eux enfin tout ce qui aura supporté l’épreuve glacée de ce doute ?

Mais les hommes par qui la tradition des œuvres est parvenue jusqu’à nous, il faut se les représenter. S’il s’agit

  1. Corr., I, pp. 91-94 ; II, pp. 17, 19 ; 107-108.
  2. Democritea, au t. III, p. 327 sq. des Philologica.