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loterie de faits[1]. Le mécanisme joint au casualisme, voilà ce dont nous disposons pour rendre compte de l’évolution organique. Empédocle l’avait vu. Mais qui, parmi les modernes, représente la sagesse empédocléenne ?

À temps, Nietzsche se ravisa. Il était déjà très hostile au darwinisme : mais Albert Lange était un contrepoids insuffisant. Il faudra à Nietzsche de longues études d’histoire naturelle pour en découvrir un autre. Il savait seulement que Schopenhauer, loin de fournir de quoi réfuter les biologistes modernes, n’était pas à l’abri de leurs critiques. À l’époque encore où, écrivant à Deussen, il se refusait à entreprendre une réfutation de son maître, il avait depuis longtemps par devers lui noté les faiblesses logiques du système. Mais il savait aussi qu’on ne réfute pas une philosophie, parce qu’elle est par delà les concepts de la science. On ne peut que s’y ouvrir et l’admettre de toute la ferveur de son âme, ou se fermer à elle et la rejeter de toute son énergie[2]. C’est pourquoi Nietzsche continuait sa propagande. Il voyait avec joie se grossir le « club » des initiés. À Naumburg, il réussissait à convertir le pasteur principal, Wenkel. Soudain, pour ce vieil Hégélien, Schleiermacher et Strauss pâlirent auprès de Schopenhauer. Du haut de la chaire, il enseigna un Évangile pessimiste[3]. La doctrine nouvelle était en effet une religion qui, dans les vicissitudes de la vie, dans la douleur et dans le deuil, fournissait un aliment de l’âme ; et elle avait de notables affinités avec le christianisme des communautés primitives qui, en poil de chameau, prêchait l’abdication de l’existence terrestre.

Il restait à rendre publique l’activité des nouveaux

  1. E. Foerster, Biogr., I, p. 344 sq. — V. nos Précurseurs de Nietzsche, p. 121.
  2. Deussen, Erinnerungen, p. 58. — Corr., I, 128.
  3. Corr., I, 109, 113, 123, 143 ; II, 84.