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lui le plus clair et tragique bénéfice des faits de 1870.

Il n’en a pas tiré consciemment toute la leçon profonde. Ce qu’il a vu des plaines vallonnées de Lorraine ne lui a pas fait connaître la France. Quand il revint à Bâle, fin octobre, il se froissa du sentiment français prédominant, de la haine instinctive de l’Allemagne[1]. La lumière se fit lentement en lui.

Mes sympathies pour la guerre de conquête actuelle diminuent peu à peu, écrivait-il le 12 décembre 1870. L’avenir de notre culture allemande me paraît menacé plus que jamais[2].

Sa sœur et sa mère, très loyalistes, lui avaient envoyé des bustes du roi de Prusse et du kronprinz. Il les garda, mais répondit « que ces gloires sanglantes lui donnaient le cauchemar à la longue »[3]. Si la culture allemande était menacée, c’était par la faute de l’Allemagne. Il craignit que de nouveau, comme en 1815, la victoire ne fût payée de sacrifices intellectuels auxquels, pour sa part, il ne se résignait pas[4]. La Prusse, en particulier, livrée au byzantinisme et à la prêtrise, lui répugnait.

Ce qui me déplut après la guerre, a-t-il écrit dans des notes posthumes, c’est le luxe, le mépris des Français, le nationalisme. Combien on était ramené en arrière de Gœthe I Et quelle répugnante sensualité[5] !

Pour Nietzsche, l’Allemagne forte avait les devoirs de sa force : Puissance oblige. Des luttes comme on n’en avait pas encore vu, étaient à prévoir[6]. Il n’en devinait pas la nature. Il pressentait seulement une surabondance de deuil. Son attente anxieuse fut encore dépassée par l’étendue du désastre. La Commune fut proclamée à

  1. Corr., III, 121 ; V, 194
  2. Ibid., V, 196.
  3. Ibid., V, 198.
  4. Ibid., I, 176.
  5. Menschliches, fragments posth.. § 368 (W., XI, p. 119).
  6. Corr., I, 179 ; 11, 208.