Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/116

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son attitude, ses vêtements, ses mœurs, autant que par la parole. Toute sa doctrine était comme rendue visible par sa vie. La grande unité de style qui règne dans la civilisation grecque vient de cette courageuse conformité entre la moralité et la pensée.

3o Mais, chez les Grecs, cette pensée est à son tour intégrale. Et la tâche la plus difficile de Nietzsche est de définir cette pensée. Si l’humanité intégrale s’exprime dans la tragédie, et si, au cœur de la tragédie, il y a un mythe, comment la pensée intégrale ne serait-elle pas mythologique ? Pourtant les philosophes grecs ont prémédité de ruiner la mentalité primitive et ont voulu créer une pensée exempte de mythes.

Il faut bien préciser pourquoi Nietzsche les approuve. Il n’a pas encore découvert le grand rythme de sa pensée ultérieure qui s’attaque à toute coutume par une critique intellectuelle, la dissocie et reconstruit une pensée nouvelle avec les matériaux qui ont résisté. Mais son expérience l’avertit : sa querelle avec le christianisme est une querelle de l’esprit philosophique avec une mythologie surannée. Il sait que les images qui se forment dans la représentation collective d’un peuple se défont quand s’est éteinte la vie mentale d’où elles étaient nées.

Il se dit que les philosophes grecs ont fait une semblable expérience. Les mythes dont vivaient les cités grecques reflétaient toute l’humanité grecque. Ils en glorifiaient et justifiaient l’existence brillante et féroce, en la projetant dans la vie divine. Ils modelaient à leur tour, par le prestige religieux, la société sanglante et immorale qui les avait inventés. Ils amplifiaient infiniment le danger contenu dans le tempérament grec.

Fallait-il laisser la Grèce courir à l’abîme, entraînée par sa propre croyance passée ? Quand il n’y aurait pas eu un vieillissement spontané des dieux, leur multiplicité