Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/149

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crée l’organe, dans la vie sociale le besoin de philosophie appelle le philosophe. Sa besogne sera rude. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’il surgira un homme capable de cette besogne. Le « déluge de la barbarie » nous submerge [1]. Le goût de la jouissance âpre, la petitesse des esprits, la vulgarité des préoccupations, la misère des cœurs, font un torrent vaseux qui nous emporte. Ni notre prêtrise superstitieuse ni nos savants noyés dans l’infiniment petit, ne fixent plus leur regard sur les valeurs éternelles. Les classes cultivées sont entraînées les premières dans une pensée à la fois fiévreuse et faible d’où le sens de la vie est absent. Une seule chance nous reste : c’est que les classes qui souffrent le plus, étant incultes, soient d’une barbarie plus intacte. On peut espérer qu’elles ne seront pas corrompues par la fausse culture des gens de distinction [2]. Un jour, les classes ouvrières nous dépasseront en vertu et en culture. Voilà l’espérance principale. Elle est wagnérienne, elle est révolutionnaire. Nietzsche essaie de toucher Wagner par toutes ses fibres de vieil émeutier de 1848. À l’artiste soutenu par Louis II, il rappelle le danger des tutelles officielles.

Mais il y a un mal pire que de manquer de philosophes ; c’est de croire qu’on en a. L’État nous entretient dans cette erreur par l’institution des professeurs de philosophie. De tous les mépris de Nietzsche, c’est là le plus profond. C’est pourquoi la IIIe Unzeitgemaesse a retrouvé, avec l’inspiration, la verve amère de Schopenhauer [3], ses sarcasmes sur la philosophie salariée des

  1. Nutzen und Nachteil der Historie, posth., § 36. (W., X, 228.)
  2. Die Philosophie in Bedrängniss, § 40. (W., X, 290.)
  3. Schopenhauer als Erzieher, § 8. (W., I, 476-492.)