Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/160

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On devine que, dès cette époque, Nietzsche avait remarqué en Schopenhauer son impatience commune du succès, son manque de sérénité, et les compromissions auxquelles le contraignait son tempérament vigoureux et sensuel. Mais, au dire de Nietzsche, Schopenhauer a conscience de ces faiblesses ; et, incapable de s’y soustraire, il en souffre assez pour extraire de sa souffrance un idéal nouveau. Intellectuel pur, il ne se limite pas à sa simple besogne de pensée, comme les savants et les professeurs qui, hors de leur métier, vivent comme des goujats. Son génie plane si haut, que, de cette hauteur, il comprend mieux la splendeur de la vie morale véritable. Au-dessus de son insuffisante pratique, il dresse son idéal sans souillure, et le définit sans défaillance.

« Tout homme, dit Nietzsche, a en lui cette double nostalgie de la hauteur intellectuelle et de la pureté morale. En tout esprit, deux ailes tendent à s’éployer, le génie et la sainteté. » Schopenhauer est un esprit fait pour l’essor intellectuel, mais dont l’aile morale est brisée. Pourtant la sainteté, à laquelle il ne peut s’élever, il en a le regret. Voilà pourquoi la morale de cet homme, commun de mœurs et supérieur d’esprit, respire une pitié si pure. Quel idéal plus haut de culture imaginer que le génie joint à la sainteté ? Et n’est-ce pas là cette humanité transfigurée, glorifiée, cette surhumanité à laquelle la nature travaille et à l’enfantement de laquelle se consument les générations ?

Par cette clarté logique qui apparente Schopenhauer aux premiers physiciens grecs jusqu’à Démocrite, par la chaleur d’âme qui fait de lui un frère des grands philosophes moralisants jusqu’à Empédocle, il est donc vraiment le novateur par qui peut s’accomplir une renaissance de la philosophie.

Il y a à coup sûr, dans ce jugement de Nietzsche, le