Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/163

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avancés par la société dans la présente difficulté de s’orienter [1].

1o L’idéal rousseauiste encore aujourd’hui soulève l’humanité. Il traduit la réaction de toutes les souffrances enfermées dans la geôle des conventions et des inégalités sociales, et qui frappent du poing la muraille. Des hommes altérés de lumière, de liberté, de beauté, de bonté, et retranchés de tous les biens de la vie, imaginent aisément la nature comme belle, bonne, lumineuse et libre. Transposition ingénue, et qui ne voit pas que l’oppression dont se plaint leur souffrance révoltée est un fragment de nature. Mais la révolte aussi traduit l’énergie vitale comprimée. La Révolution française, le socialisme d’aujourd’hui ne sont que les soubresauts propagés dans le sol de l’Europe par ce vieux Typhon mal garrotté sous l’Etna, l’idéal rousseauiste. Faut-il donc qu’il se redresse ? Ce serait la fin de toute civilisation, et le déchaînement d’appétits monstrueux. Il faut qu’il meure, comme meurt un organe inutile, dont un autre organe a assumé la fonction.

2o L’Europe a inventé l’idéal gœthéen pour se garer du danger rousseauiste. N’est-ce pas ainsi que Gœthe calma la fièvre trouble de sa « période de tourmente » par la résignation nouvelle de sa contemplative sérénité ? Son Faust, si impétueux dans ses espérances, goûte du bout des lèvres à toutes les joies, à toutes les vérités, à toutes les beautés, quand il dispose de la force diabolique des réalisations. Voyageur insatiable de sensations, mais en qui pourtant l’énergie est affaissée. Aussi Nietzsche appelle-t-il l’idéal gœthéen une force de conservation, pacifique, alliée des puissances établies, un peu trop dénuée de nerfs et de

  1. On verra plus bas, au chapitre du Préjugé historique, qu’à ce triple idéal de l’homme correspondent trois attitudes devant la réalité historique.